Rome 1828-1829

Laissons s’écouler les années qui séparent Chateaubriand de son deuxième séjour romain. L’épopée Napoléonienne a vécu. En 1815, c’est la Restauration. Le nouveau gouvernement s’est doté d’une Charte octroyée par Louis XVIII. Cette monarchie constitutionnelle qui permet la liberté d’expression convient à Chateaubriand. Nommé Pair de France en 1815, il est ambassadeur à Berlin puis à Londres jusqu’à ce que Charles X le nomme ambassadeur à Rome en 1828.

Monument à Nicolas Poussin

Cette fois René s’y installe en grande pompe. Il est logé, sur le Corso, au Palais Simonetti, digne du grand personnage qu’il est devenu. Sa Sainteté Léon XII le reçoit en audience privée. Il avait détesté Rome sous le Cardinal Fesch. Il l’adore en 1829 parce qu’il est son maître. L’ambassadeur règne sur plus de vingt domestiques. Il se passionne pour les fouilles de Torre-Vergata, au nord de Rome. Il s’occupe de l’érection d’un monument au grand peintre Poussin. Son orgueil lui commande de laisser des traces prestigieuses de son ambassade dans la Ville Éternelle. Il écrit à Juliette de qui vient la suggestion : “Vous avez désiré que je marquasse mon passage à Rome. C’est fait : le tombeau de Poussin restera.” Il fait élever ce monument dans l’église de San Lorenzo in Lucina. L’exécution en est confiée à trois pensionnaires de la Villa Medicis, siège de l’Académie de France depuis 1803. Bientôt, monsieur l’ambassadeur est comblé : le pape Léon XIII meurt ; il faut élire un autre pontife. C’est l’un des candidats de la France qui est choisi. Il est élu sous le nom de Pie VIII. Triomphe de l’ambassadeur qui assiste quelques jours plus tard, à l’office des Ténèbres, dans la chapelle Sixtine. Il écoute avec émotion le merveilleux Miserere d’Allegri. Au soir du mercredi saint 15 avril, il écrit à Juliette une lettre célèbre : beau morceau d’anthologie qu’il remaniera plusieurs fois.

Vatican et Chapelle Sixtine

Je commence cette lettre, au sortir de la Chapelle Sixtine, après avoir assisté à Ténèbres et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m’aviez parlé de cette belle cérémonie, et j’en étais, à cause de cela, cent fois plus touché. C’est vraiment incomparable. Cette clarté qui meurt par degrés, ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de Michel-Ange ; tous ces cardinaux à genoux ; ce nouveau pape prosterné lui-même au pied de l’autel où quelques temps avant j’avais vu son prédécesseur ; cet admirable chant de souffrance et de miséricorde s’élevant par intervalles dans le silence et la nuit ; l’idée d’un Dieu mourant sur la croix pour expier les crimes et les faiblesses des hommes, Rome et tous ses souvenirs sous la voûte du Vatican ! J’aime jusqu’à ces cierges dont la lumière étouffée laissait échapper une fumée blanche, image d’une vie subitement éteinte. C’est une belle chose que Rome pour tout oublier, pour mépriser tout et pour mourir.

La fête à la Villa Medicis

Chateaubriand en pair de France,
P.-L. de Laval, 1825

Chateaubriand s’enchante de musique et de cérémonies religieuses mais les événements mondains se succèdent à un rythme infernal. Le 29 avril 1829, M. l’ambassadeur donne une fête splendide dans les jardins de la Villa Medicis, en l’honneur de la Grande-Duchesse de Russie, Hélène Pavlovna. Chateaubriand la raconte dans les Mémoires d’Outre-Tombe : ”J’avais donné des bals et des soirées à Londres et à Paris mais je ne m’étais pas douté de ce que pouvaient être des fêtes à Rome. À la villa Medicis, dont les jardins sont déjà une parure... l’encadrement du tableau est magnifique : d’un côté la villa Borghèse avec la maison de Raphaël ; de l’autre, la villa de Monte Mario et les coteaux qui bordent le Tibre ; au-dessous du spectateur, Rome entière comme un vieux nid d’aigle abandonné. Au milieu des bosquets se pressaient les beautés venues de Naples, de Florence,et de Milan : la princesse Hélène semblait leur reine. Borée (l’orage ), tout à coup descendu de la montagne,a déchiré la tente du festin et s’est enfui avec des lambeaux de toile et de guirlandes (...). L’ambassade était consternée ; je sentais quelque gaieté ironique à voir un souffle du ciel emporter mon or d’un jour et mes joies d’une heure. Le mal a été promptement réparé. Au lieu de déjeuner sur la terrasse, on a déjeuné dans l’élégant palais : l’harmonie des cors et des hautbois, dispersée par le vent. (...) Les groupes qui se jouaient dans les rafales, les femmes dont les voiles tourmentés battaient leur visage et leurs cheveux, la saltarella qui continuait dans la bourrasque, l’improvisatrice qui déclamait aux nuages, le ballon qui s’envolait de travers avec le chiffre de la fille du Nord, tout cela donnait un caractère nouveau à ces jeux où semblaient se mêler les tempêtes accoutumées de ma vie. J’ai bien de la peine à me souvenir de mon automne, quand, dans mes soirées, je vois passer devant moi ces femmes du printemps qui s’enfoncent parmi les fleurs, les concerts et les lustres de mes galeries successives. Au bout de la route, elles tomberont dans ces sépulcres toujours ouverts ici... Elles iront augmenter tant de poussières légères et charmantes. Il y a dans cette féerie une sorte d’enivrement qui me monte à la tête : je ne m’en débarrasse qu’en allant rafraîchir mon front à la place solitaire de Saint-Pierre ou au Colysée désert”.

 

Chateaubriand et l’Italie - Portraits de femmes : Rome 1828-1829
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