1806, premier séjour de Chateaubriand à Venise (2/2)

À Venise, avec Céleste…

La République qui s’est livrée sans combattre à Bonaparte n’attire pas l’estime de vicomte. L’État vénitien créé par les Français, fut supprimé en 1797, au profit de l’empire d’Autriche. En 1806, son gouvernement militaire pèse sur la ville meurtrie. Chateaubriand ressent pour elle plus de mépris que de pitié. Que note-il dans son Itinéraire ? “J'arrivai à Venise le 23 ; j'examinai pendant cinq jours les restes de sa grandeur passée : on me montra quelques bons tableaux du Tintoret, de Paul Véronèse et de son frère, du Bassan et du Titien. Je cherchai dans une église déserte le tombeau de ce dernier peintre, et j'eus quelque peine à le trouver. (…) Je quittai Venise le 28, et je m'embarquai à dix heures du soir pour me rendre en terre ferme. (…) À mesure que la barque s'éloignait, je voyais s'enfoncer sous l'horizon les lumières de Venise” Ton neutre et sans couleur, comme on le voit.

Sa correspondance est heureusement plus expansive et nous montre le vicomte oppressé, mal à l’aise dans la ville ; cela nous vaut une vision négative de la Sérénissime. Il n’aime pas “Cette Byzance aquatique chamarrée de dorures et bosselée de dômes. (…) on ne peut faire un pas sans être obligé de s’embarquer et l’on est réduit à tourner dans d’étroits passages plus semblables à des corridors qu’à des rues.” Son âme de marin breton se sent prisonnière de la Venise urbaine, labyrinthe immobile qui l’étouffe. Il fait aussi quelques plates remarques sur l’esthétique de la ville et se montre ignorant en architecture ; comme un vrai Béotien, sans complexe, il écrit : “l’architecture de Venise presque toute de Palladio est trop capricieuse et tourmentée. Ce sont presque toujours deux ou trois mêmes palais bâtis les un sur les autres.” Des remarques de mauvaise humeur qui prêtent à rire par leur manque d’objectivité : où sont les Codussi, Longhena, Sansovino, les grands architectes de la ville ? Il ne les connaît pas.

Il étouffe à Venise à l’étroit dans les ruelles, agité, en mal de haute mer, de grands espaces, le cœur ailleurs. Le seul intérêt qu’il trouve à Venise, c’est l’hommage qui lui est rendu dans la société de la ville, à lui l’auteur célèbre du Génie du christianisme. Les autorités de Venise, nommées par Napoléon connaissent la réputation de l’homme de lettres et le félicitent, ce qui flatte son ego toujours inquiet. À part cette satisfaction d’amour propre, il trouve aussi du charme au spectacle de la lagune qui éveille sa sensibilité. C’est un territoire maritime qu’il aime et reconnaît : “Salut, ô mer, mon berceau et mon image.

Mis à part ces rares bouffées de plaisir, Chateaubriand s’ennuie à Venise en juillet 1806. D’autant plus que sa femme Céleste l’accompagne et que sa compagnie lui pèse. Il ne pense qu’à Nathalie de Noailles, mais c’est Céleste qui est là. On peut imaginer ce qu’aurait été cette semaine à Venise s’il avait eu, à ses côtés, la belle Nathalie. Sans doute quelques pages inspirées. Céleste qu’il appelle ”ma veuve”, mais qui est bien vivante, a tenu à être du voyage. Elle aime son époux, le chérit, même si le sens critique ne fait jamais défaut à cette femme intelligente et fine. Elle aide Chateaubriand, prend note de ses visites, écrit son propre Journal dans lequel puisera son illustre mari pour écrire ses Mémoires. Celui-ci, d’ailleurs, estime fort la finesse d’esprit de sa femme, mais enfin il aurait préféré être seul à Venise, tout rempli de l’objet de ses rêves.

Il a tout fait pour dissuader Céleste d’accomplir ce voyage avec lui. Elle voulait même l’accompagner jusqu’en Terre Sainte — sa ferveur religieuse la portait vers Jérusalem — et son mari a dû imaginer tout un scénario-catastrophe pour lui faire peur et l’inciter à rebrousser chemin. Elle exige pourtant de l’accompagner à Venise. Alors pour lui montrer les dangers d’un tel voyage, Chateaubriand s’équipe, armé jusqu’aux dents ; il emmène des barils de poudre et ne cesse de gémir sur les risques de l’aventure à laquelle il ne veut pas soumettre la précieuse personne de sa femme qui finalement se laissera persuader. Le cœur brisé, elle consent à le voir partir seul. Soulagé, Chateaubriand la confie à son ami Joubert, il lui écrit : “Dans un mois au plus tard Minette, sera de retour dans ses foyers. Vous l’amenerez avec vous à Villeneuve et vous lui ferez boire du lait en attendant.” On peut admirer au passage l’humour délicieux du “Chat”, René qui savait si bien — au dire de ses amis — enchanter ses proches par ses réparties, sa vivacité d’esprit, son côté bon enfant, inattendu chez cet écrivain que l’on voit plutôt drapé dans le style noble.

En attendant, le ménage se traîne dans la ville. Ni elle, ni lui, n’aiment la Cité des Doges. Céleste se plaint de cette ville inhospitalière mais conserve son humour, comme on le voit dans son journal : “Aujourd’hui je suis accablée du départ de monsieur de Chateaubriand et frappée du sirocco; Ce vent vous coupe bras et jambes. Quand il souffle, un Italien ne peut vous dire autre chose que : Sirocco, Sirocco, et vous lui répondez, Sirocco, Sirocco. Avec ce mot, pendant l’été à Venise, vous savez autant d’italien qu’il en faut pour une plus longue conversation.” Elle écrit, avec drôlerie, à Joubert, leur ami commun : “On voit de tout à Venise, excepté de la terre. Il y en a cependant un petit coin qu’on appelle la place Saint Marc et c’est là que les habitants vont se sécher le soir. Au reste, je me réserve de vous parler de l’Italie quand je serai à Villeneuve, parce que vous savez “verba volant”, c’est du latin, je laisse au grand peintre qui est avec moi le reste du proverbe.

Je reprends la citation latine “verba volant, scripta manent” : les paroles s’envolent, mais les écrits restent. À elle la modeste Céleste, la parole éphémère, à son illustre époux, l’écriture immortelle.

Ainsi, vous l’avez entendu, le premier séjour vénitien de l’auteur prend la figure de l’ennui. Chateaubriand n’a pas “vu” la ville, il l’a traversée en somnambule, en homme pressé, tendu vers un ailleurs qui lui promet des plaisirs absents de la Sérénissime.

 
   "J’allais chercher …"
1806, 1er séjour à Venise — Avec Céleste…
"Présentation du 2e séjour" 

©mhviviani