1833, deuxième séjour de Chateaubriand à Venise

 

Silvio Pellico (1789-1854) (3/3)

 

C’est aussi chez le comte Cicognara qu’il verra en 1833 le buste de madame Récamier prêtant ses traits à la Béatrice de Dante, sculpture de l’illustre Canova tant apprécié de Stendhal. “Canova sculpta trois bustes de son admirable Béatrix faite à l'image de Mme Récamier : celui qu'il destina à son modèle comme un portrait d'après nature, ceint une couronne d'olivier. Le grand artiste, reconnaissant à la fois envers la femme et le poète, écrivit de sa main ces vers du Dante, dans le billet d'envoi à Mme Récamier :

C’est aussi chez le comte Cicognara qu’il verra en 1833 le buste de madame Récamier prêtant ses traits à la Béatrice de Dante, sculpture de l’illustre Canova tant apprécié de Stendhal. “Canova sculpta trois bustes de son admirable Béatrix faite à l'image de Mme Récamier : celui qu'il destina à son modèle comme un portrait d'après nature, ceint une couronne d'olivier. Le grand artiste, reconnaissant à la fois envers la femme et le poète, écrivit de sa main ces vers du Dante, dans le billet d'envoi à Mme Récamier : Sovra candido velo tinta d'oliva (Au dessus d’un voile blanc et ceinte d’olivier)
donna m'apparve...
(Une femme m’apparut)

J'étais vivement ému de ces hommages du génie à celle dont la protectrice amitié survivra à ces Mémoires. Si elle apparut à Canova sovra candido velo, elle m'apparut à moi qui continue la citation :

... dentro una nuvola di fiori (au milieu d’un nuage de fleurs)
Che dalle mani angeliche saliva. (qui s’élèvait de ses mains angéliques)

je trace à mon tour ce peu de mots sur le socle du Buste, regrettant de n'avoir reçu du ciel ni le ciseau de Canova, ni la lyre du Dante”, déplore Chateaubriand.

Hommage à la belle Juliette, l’égérie, l’amie fidèle, celle qui manque à René, cette année là, pour voir en Venise une ville magique. Dans les salons vénitiens hélas, pas de Juliette ! Ce qui explique peut-être les réticences de l’enchanteur à entrer dans ces palais flottants.

Si Juliette n’est pas à ses côtés pendant cette semaine à Venise, les femmes séduisantes ne manquent pas dans les salons de la ville. C’est l’occasion pour lui de brosser des portraits où son humour fait merveille. Nous sommes au palazzo Mocenigo, chez la princesse, la fille du doge. “Mme Mocenigo ayant appris mon passage dans sa ville natale, eut l'obligeance de désirer me revoir. je me rendis chez la grande Dame en sortant de mon rendez-vous avec la petite Siora.

(…) Mme Mocenigo vit retranchée dans un tout petit coin de son Louvre dont la vastitude la submerge, et dont le désert gagne chaque jour sur la partie habitée. je l'ai trouvée assise en face du tableau original de la Gloire du Paradis, de Tintoret. Son portrait (le portrait de Mme Mocenigo) peint dans sa jeunesse (titre primordial et authentique de sa beauté) était attaché au mur devant elle.

(…) Toutefois Mme Mocenigo est encore belle, mais comme on l'est à l'ombre des années. je l'ai accablée de compliments qu'elle m'a rendus ; nous mentions tous deux, et nous le savions bien: «Madame, vous êtes plus jeune que jamais. - Monsieur, vous ne vieillissez point.» Nous nous sommes pris à nous lamenter sur les ruines de Venise, pour éviter de parler des nôtres ; nous mettions au compte de la République toutes les plaintes que nous faisions du temps, tous nos regrets des jours écoulés. J'ai baisé respectueusement en me retirant la main de la fille des Doges ; mais je regardais de côté cette autre belle main du portrait qui semblait se dessécher sous mes lèvres : quand la jeune main de la plébéienne Zanze, avait pressé la mienne, je ne m'étais aperçu d'aucune transformation.“ Peut-on mieux dire la métamorphose ? L'illusion des sens ? La fuite du temps ?

Rejoignons encore le salon de madame Benzoni qui selon Stendhal était le plus joyeux de Venise. Là où Stendhal s’était tant amusé Chateaubriand fait plutôt la moue. Contemplons le vicomte morose posé sur un sofa de soie, vieil oiseau pris au piège du regard d’une femme-serpent qui le fascine et le dévore tandis qu’une femme-fleur se penche vers lui dans l’attente d’être cueillie :

"Mme Benzoni a mérité sa réputation de beauté ; ses mains ont servi de modèle à Canova ; elle est l'héroïne de la Biondina, in gondoIetta. Elle m'a fait mettre à ses côtés sur un sofa. Sont arrivées successivement des femmes : une multitude d'hommes se pressait debout.

Les personnes qui me connaissent, sauront si j'étais à l'aise, exposé comme un Saint-Sacrement au milieu des regards fixés sur mes rayons. Je n'ai rien d'une divinité, et n'ai ni droit à l'adoration, ni amour de l'encens. Je suppliais Mme Benzoni, malgré tout le bonheur que j'avais d'être auprès d'elle, de me permettre de rendre la place que j'occupais si mal, à quelque femme : elle ne l'a jamais voulu. Elle est allée me quêter deux ou trois hommes d'esprit : ils ont eu la bonté de venir échanger quelques paroles avec ma glorieuse captivité enchaînée sur mes coussins de soie, comme un forçat sur son banc.

(…) On a apporté du café ; j'en ai pris par contenance. Mme Benzoni m'a complimenté de mes mœurs à la Vénitienne, et elle s'est remise en course pour me trouver des partners féminins.

Pendant ce temps je suis resté seul au milieu de ma malheureuse ottomane, fasciné et tremblant sous les regards d'une dame noire, aux yeux de serpent à demi endormi ; elle semblait m'entraîner : je crois qu'il y a des femmes aimantées qui vous attirent.

Une blondine dans son aprilée, se levait légère, en faisant le bruit d'une fleur ; elle avançait et penchait vers moi son visage d'une fraîcheur éblouissante; elle était toute curiosité, tout mystère : on eût dit d'une rose inclinée sous le poids de ses parfums et de ses secrets."

On dirait la figure du printemps peinte par Botticelli

"(…) La dame noire prêtait l'oreille à notre conversation; la dame rose écoutait avec ses yeux.

Jeu de dames qui dit sa fascination-répulsion pour les femmes.

(…) A minuit je me suis retiré malgré l'insistance de la maîtresse du lieu, et l'air suppliant de la dame noire aux yeux de serpent. Ma gondole silencieuse et solitaire, m'a reconduit, le long du grand canal, à l'hôtel de l'Europe”.

Le retour en gondole toute noire et silencieuse comme un cercueil, flatte le goût naturel de René pour les choses de la mort. Elles le ramènent à son néant. Rien ne le touche autant que la fuite du temps, la destruction inéluctable de toute vie humaine. Il ne pouvait à Venise manquer de visiter le cimetière de Saint Christophe. En face de la piazzetta, vous voyez cet îlot cerné de murs où dorment en paix les morts de la Sérénissime. René y promène sa mélancolie et fait quelques macabres découvertes : “Un crâne avait encore quelques cheveux de la couleur des miens. Pauvre vieux gondolier ! as-tu du moins conduit ta barque mieux que je n'ai conduit la mienne ? (…) Dans le cimetière du côté de Venise s'élève une chapelle octogone consacrée à saint Christophe. Ce saint, chargeant un enfant sur ses épaules au gué d'une rivière, le trouva lourd : or, l'enfant était le fils de Marie qui tient le globe dans sa main ; le tableau de l'autel représente cette belle aventure.” Chateaubriand ne peut s’empécher de voir une concordance avec sa propre destinée. Il poursuit : “Et moi aussi j'ai voulu porter un enfant Roi, mais je ne m'étais pas aperçu qu'il dormait dans son berceau avec dix siècles : fardeau trop pesant pour mes bras.” Ainsi cette visite au cimetière de Saint Christophe, nous ramène à l’enfant Roi, Henri V, le fils de la duchesse de Berry qui réclame l’auteur à Venise et qu’il l’attend depuis huit jours libéré du souci de porter cet enfant, cette dynastie mourante qui lui pèse mais à laquelle il a juré fidélité.

 

  "Pellico  2/3"
1833, 2ème séjour à Venise — Silvio Pellico (3/3)
"Duchesse de Berry"  

©mhviviani