Stendhal

(1783-1842)

Un amoureux de l’Italie


Milan, Corsia dei Servi,
1836, par Canella
À Milan, l’attend la Scala, la divine musique et l’amour pour une belle italienne. Tout lui plaît dans la ville : la cathédrale, bien sûr, la vue depuis la coupole du Duomo. Il admire “l’architecture pleine de grâce des maisons particulières” et par dessus tout le temple de l’opéra italien qui fera sa joie et soignera ses peines de cœur. Au fil de son Journal, de sa correspondance, de son autobiographie — qui s’achève, malheureusement, en 1800, avec son entrée dans Milan — il multiplie les notes enthousiastes sur la vie milanaise, son théâtre lyrique, les mœurs aimables des habitants, la cuisine italienne, la beauté des femmes qui l’étourdit.

Quelques années auparavant, dans la ville de Grenoble, il avait pris des leçons de musique vocale, à l’insu de son père (il était né, disait-il, dans une famille essentiellement inharmonique), après avoir entendu chanter Mademoiselle Kubly. “J’achetais des airs italiens, un entre autres où je lisais amore ou je ne sais quoi, nel cimento ; je comprenais : dans le ciment, dans le mortier (l’amour dans l’épreuve). j’adorais ces airs italiens auxquels je ne comprenais rien… Là commença mon amour pour la musique qui a peut-être été ma passion la plus forte et la plus coûteuse, elle dure encore à 52 ans et plus vive que jamais. (…) La musique seule vit en Italie et il ne faut faire, en ce beau pays, que l’amour.” C’est ce qu’il veut et recherche avant tout.
Angela Pietragrua
Nouveau coupe de foudre : cette fois, il rencontre l’amour en la personne d’Angela Pietragrua. Le voilà transi, tétanisé, rendu muet devant la “femme” somptueuse et terrible qui ne le voit même pas. Il écrit dans son Journal, onze ans après cet éblouissement : “J’étais dévoré de sensibilité, timide, fier et méconnu. (…) on me croyait le contraire de ce que je suis. À dix-huit ans, quand j’adorais le plus madame la comtesse Simonetta (alias Angela) je manquais d’argent et n’avais qu’un habit, quelquefois un peu décousu par-ci par-là. N’étant de rien à Milan, chez madame la comtesse, ayant déjà trop d’orgueil pour faire des avances, je passais mes journées dans un attendrissement extrême et plein de mélancolie.” Il adore Angela, “pauvre ver amoureux d’une étoile“. Car il se sait laid comme son vilain père détesté, même si ses yeux noirs étincellent de passion. Le gros garçon pataud, que ses camarades de l’École centrale de Grenoble ont surnommé “la tour ambulante”, est comme paralysé devant Angela.

Plus tard, il brillera dans les salons, plein de verve et d’esprit, sa timidité envolée, sa laideur assumée. Pour l’instant, devant Mme Pietragrua, il n’est qu’un adolescent balourd et maladroit. Angela est la fille d’un marchand de drap milanais, fournisseur de l’armée française, et l’épouse d’un modeste employé des poids et mesures. La “sublime” Angela n’est pas farouche. Habituée aux liaisons parallèles, fructueuses, elle fréquente les salons à la mode, entourée d’une cour d’officiers français plus chanceux que le jeune Henri Beyle. Alors il l’adore en silence, de loin, tout occupé de cet amour en voie de cristallisation autour de l’objet aimé, selon le procédé qu’il a lui-même décrit et immortalisé. Il vit sur un nuage. Chaque jour, il pare Angela d’un nouvel attrait, sans que la déesse daigne même abaisser le regard sur son adorateur.

Plus tard encore, dans la dernière page de son autobiographie de jeunesse, le consul fatigué se souvient avec ironie ; ”Cet amour si céleste, si passionné qu’il m’avait entièrement enlevé à la terre pour me transporter au pays des chimères, (…) cet amour n’arriva à ce qu’on appelle le bonheur qu’en septembre 1811“. Comprenons, sous cet euphémisme, qu’il lui faudra attendre 11 ans, pour que la Milanaise, enfin conquise, ne devienne sa maîtresse. Nous en reparlerons en temps voulu.

Pendant l’année 1801, l’amoureux d’Angela se voit bombardé sous-lieutenant au 6ème dragon, Pierre Daru veille à son avancement. Ses héros Fabrice, Lucien, Octave deviendront des hussards. Au physique, l’écrivain leur attribuera ce qu’il n’a pas : ”… beaucoup de grâce dans les traits, une taille svelte et surtout l’air agile de la jeunesse.” Au moral, ses héros auront tous ; ”(…) un esprit extrêmement vif, l’œil étincelant non pas du feu sombre des passions, mais du feu de la saillie… un fond de sensibilité.” Ce qu’en revanche, il possède à foison et qui devient la marque de sa séduction. Pendant ce temps, il mène son service aux armées, avec trop de désinvolture ; de quoi irriter son cousin Pierre Daru qui ne se prive pas de le morigéner. Bientôt le nouvel officier s’ennuie. Amoureux dépité, dégoûté de la vie grossière de garnison, il demande un congé, l’obtient, rentre à Grenoble et donne sa démission.

L’épopée napoléonienne(1799-1814) — 2