1833, deuxième séjour de Chateaubriand à Venise

 

Silvio Pellico (1789-1854) (2/3)

  

Habité par les beaux esprits de Venise dont il cultive le souvenir, Chateaubriand aime flâner dans la ville en simple touriste. Pendant cette courte semaine de 1833 il se plaît à croquer quelques scènes de rue, de rues flottantes animées, pleines de couleurs et de bruits. Comme il a aimé revoir Zanze, il adore respirer l’air marin et côtoyer les gondoliers dont il célèbre le naturel et la gaieté, qualités qui s’accordent si bien avec le mouvement joyeux de eaux de la lagune certains jours de soleil. Le vicomte breton, fils des côtes d’Armor, se sent devenir vénitien un joyeux matin de ce septembre. “Je cherchais, en me réveillant, pourquoi j'aimais tant Venise, quand tout à coup je me suis souvenu que j'étais en Bretagne : la voix du sang parlait en moi. N'y avait-il pas au temps de César, en Armorique, un pays des Vénètes, civitas Venetum, civitas Venetica ? Strabon n'a-t-il pas dit qu'on disait que les Vénètes étaient descendants des Vénètes gaulois' ?

On a soutenu contradictoirement que les pêcheurs du Morbihan étaient une colonie des pescatori de Palestrine : Venise serait la mère et non la fille de Vannes. On peut arranger cela en supposant (ce qui d'ailleurs est très probable) que Vannes et Venise sont accouchées mutuellement l'une de l'autre. je regarde donc les Vénitiens comme des Bretons ; les gondoliers et moi nous sommes cousins et sortis de la corne de la Gaule, cornu Galliae

Tout réjoui de cette pensée, je suis allé déjeuner dans un café sur le quai des Esclavons. Le pain était tendre, le thé parfumé, la crème comme en Bretagne, le beurre comme à la Prévalaie”. Le vicomte est heureux, le soleil brille, il pétille, tout lui sourit. Légère euphorie comme toujours provoquée par le voisinage de la mer. Les gondoliers, leurs femmes gracieuses séduisent le vicomte. “La gaieté de ces fils de Nérée ne les abandonne jamais : vêtus de soleil, la mer les nourrit. Ils ne sont pas couchés et désœuvrés comme les lazzaroni à Naples.

A six heures du matin ils arrivent à leurs gondoles attachées, la proue à terre, à des poteaux. Alors ils commencent à gratter et laver leurs barchette, comme des dragons étrillent, brossent et épongent leurs chevaux au piquet. La chatouilleuse cavale marine s'agite, se tourmente aux mouvements de son cavalier qui puise de l'eau dans un vase de bois, la répand sur les flancs et dans l'intérieur de la nacelle. Il renouvelle plusieurs fois l'aspersion, ayant soin d'écarter l'eau de la surface de la mer pour prendre dessous une eau plus pure. Puis il frotte les avirons, éclaircit les cuivres et tes glaces du petit château noir ; il épouste les coussins, les tapis, et fourbit le fer taillant de la proue. Le tout ne se fait pas sans quelques mots d'humeur, ou de tendresse, adressés, dans le joli dialecte vénitien, à la gondole quinteuse ou docile.

La toilette de la gondole achevée, le gondolier passe à la sienne : il se peigne, secoue sa veste et son bonnet bleu, rouge ou gris; se lave le visage, les pieds et les mains. Sa femme, sa fille ou sa maîtresse lui apporte dans une gamelle une miscellanée de légumes, de pain et de viande. Le déjeuner fait, chaque gondolier attend en chantant la fortune. il l'a devant lui, un pied en l'air, présentant son écharpe au vent et servant de girouette, au haut du monument de la Douane de mer. A-t-elle donné le signal ? le gondolier favorisé, l'aviron levé, part debout à l'arrière de sa nacelle (…). La gondole, en forme de patin, glisse sur l'eau comme sur la glace. Sia stati ! sla longo ! (arrêtez ! au large !) en voilà pour toute la journée. Puis vienne la nuit, et la calle verra mon gondolier chanter et boire avec la Zitella le demi-sequin que Je lui laisse en allant, très certainement, remettre Henri V sur le trône", conclut-il avec humour et bonhommie.

Le petit peuple vénitien l’attire par sa manière d’être libre. Il ressent auprès des gondoliers un contentement que ne sauraient lui apporter les salons vénitiens, espace confiné où l’envoyé de la duchesse de Berry étouffe. Il semble lassé de ces princesses fatiguées, alanguies dans leurs “beaux palais dépéris” selon son expression évocatrice.

Après sa visite à la Siora Zanze, il y rencontre la fleur de l’aristocratie. Dans ces salons, l’art et la politique brillent dans les conversations : “j’ai félicité monsieur Cicognara de la découverte de l’Assomption du Titien”.

En effet, Chateaubriand est désormais séduit par la peinture vénitienne. Rappelons-nous que lors de son premier séjour en 1806, Le béotien avait méconnu la peinture et l’architecture de la Sérénissime. Depuis il a lu, s’est instruit et son mentor le comte Cicognara, président de l’Académie des Beaux-Arts de Venise l’a initié aux œuvres des artistes. C’est sur ses conseils qu’il s’empresse d’accourir à l’Académie pour admirer l’Assomption du Titien : ”dix grandes figures d'hommes au bas du tableau; remarquez à gauche l'homme ravi en extase, regardant Marie. La Vierge, au-dessus de ce groupe, s'élève au centre d'un demi-cercle de chérubins; multitude de faces admirables dans cette gloire : une tête de femme, à droite, à la pointe du croissant, d'une indicible beauté; deux ou trois esprits divins jetés horizontalement dans le ciel, à la manière pittoresque et hardie du Tintoret. je ne sais si un ange debout n'éprouve pas quelque sentiment d'un amour trop terrestre.” Il poursuit en analysant les formes et les couleurs, attentif à décrire ce tableau qui l’émeut car il y voit l’expression de l’amour humain.

La palette éclatante du Titien ravit son âme et ses sens.

 

  "Pellico  1/3" 
1833, 2ème séjour à Venise — Silvio Pellico (2/3)
"Pellico  3/3"  

©mhviviani